Boulanger: l'histoire d'une profession honorable


«Parmi tous les métiers et toutes les professions, celle de boulanger n'est certes pas la moindre; elle en est même la principale». C'est en ces termes qu'un certain Christophe Wegel s'exprimait en 1698. Faire le pain est un métier noble, pas nécessairement reconnu à sa juste valeur par la majorité des gens, mais universellement apprécié - on pourrait même dire que les boulangers tiennent un rôle essentiel, qu'ils sont irremplaçables dans la société, En 1665, le Hollandais P.V. Angeln écrivait dans un ouvrage sur le pain et les boulangers: «L'aliment le plus indispensable que nous offre la Divine Providence est le pain, un aliment béni entre tous, dont on mange chaque jour et dont on ne se lasse jamais. Même les mets les plus raffinés ne sont rien sans pain».

Les femmes sont les premières à avoir fabriqué le pain; cette tâche quotidienne était essentielle au bien-être de la famille, et donc de la communauté. Encore aujourd'hui, dans les campagnes et petites communautés à travers le globe, ce sont les femmes qui font le pain. On décrit ainsi le travail de la femme en Égypte il y a de cela quelques millénaires: «La farine, ramenée à plusieurs reprises sur le mortier rustique, est lourde, inégale, mélangée de son et de grains entiers qui ont échappé au pilon, souillée de poussière et d'éclats de pierre. Elle pétrit avec un peu d'eau, y incorpore en guise de levain un morceau de pâte rassise de la veille, et en façonne des galettes rondes, épaisses comme le pouce, larges d'environ dix centimètres, qu'elle étale sur un caillou plat et qu'elle recouvre de cendre chaude. Le pain, mal levé, souvent mal cuit, emprunte au comestible animal, sous lequel il est resté enterré, un fumet particulier et un goût sûr auquel les étrangers ne s accoutument pas sans peine. Les impuretés qu'il contient triomphent à la longue de la denture la plus solide: on le broie plus qu'on ne le mâche, et il n'est pas rare de rencontrer des vieillards dont les dents se sont usées graduellement jusqu'au ras des gencives»...

Peu à peu les petites communautés s'agrandirent pour devenir des cités. Le rythme et les activités de la ville s'avérèrent très différents de ceux de la campagne. La véritable histoire de la boulangerie professionnelle ne commence qu'avec l'accession à un stade culturel avancé, notamment lorsque les cultures développées du Proche-Orient, la répartition du travail et la différenciation sociale donnèrent naissance aux professions et métiers.

Les premiers à «découvrir» le pain proprement dit (c'est-à-dire une miche bien levée à la mie alvéolée) il y a 5000 ans, les Égyptiens sont également les premiers à faire de la boulangerie une profession. Au dix-huitième siècle avant Jésus-Christ, ils importèrent de Mésopotamie un four amélioré en forme de coupole destiné à remplacer leur four en argile en forme de marmite. Avec l'arrivée des pharaons et des grands empires, la fabrication du pain est devenu un métier noble et reconnu, Les demeures bourgeoises avaient à leur service un boulanger; il ne se passait un jour sans que l'on confectionnât du pain. Certaines sources mentionnent que l'on fabriquait seize sortes de pain - les Égyptiens faisaient preuve d'une certaine technique boulangère alliée à une créativité certaine: la pâte de farine tamisée, farine de froment au moins pour les riches, après avoir été pétrie dans des grandes cuvettes de pierres, était coulée, car assez fluide, dans des moules que l'on faisait chauffer au préalable en les empilant dans une sorte de four; le moule bien chaud, rempli de pâte, se coiffait d'un moule renversé, de la taille immédiatement supérieure, et remis au four. Les Assyriens, pour leur part, façonnaient la pâte d'orge et de blé mélangés en une galette épaisse que l'on déposait dans de larges vases de terre chauffés à blanc avec des braises ou des pierres, et que l'on fermait d'un couvercle bien hermétiquement. Le pain était «nourriture de vie» et les morts devaient pouvoir en disposer puisque leur âme avait encore besoin de la nourriture terrestre. Sans pain, la vie dans l'au-delà était impossible. Les tombeaux des grands pharaons étaient bondés de pains. De leur vivant, ils envoyaient une grande quantité de pains aux temples en tant qu'offrande. Le maître-boulanger de la cour devint peu à peu un personnage influent. La production de sa boulangerie était considérable. On rapporte que Ramsès III offrit au cours de sa vie aux temples 282,385 galettes et plus de 6 millions de pains! Le maître-boulanger dirigeait les opérations, et ce sont les esclaves (plusieurs centaines) qui effectuaient le travail. La répartition et l'organisation rationnelle du travail était déjà très poussée: certains écrasaient le grain pour obtenir la farine, d'autres pétrissaient la pâte (dans de grandes cuves et avec leurs pieds), d'autres la façonnaient et encore d'autres travaillaient au four. La boulangerie du pharaon était un atelier artisanal, mais le pain était produit en quantité industrielle. Au Nouvel Empire, on rapporte que ces grandes boulangeries produisaient plus de trente pains et gâteaux différents.


À une époque moins reculée, les Grecs ont été de grands innovateurs. Ce sont les Égyptiens qui leur ont appris l'art de cuire le pain. Auparavant, ils ne connaissaient que les galettes faites à partir de la farine d'orge. Six cent ans avant Jésus-Christ, l'orge était la base de leur alimentation; les riches se nourrissaient de pain fait avec ce grain, alors que les pauvres satisfaisaient leur faim avec de la bouillie. Cent ans plus tard, la consommation du pain d'orge se généralisa. Mais les riches ne voulaient se satisfaire d'être au même niveau que le peuple. Le blé, offrant une farine plus facilement panifiable, devint leur grain de prédilection. Les grecs, peuple raffiné et cultivé, élevèrent le métier et l'art de la boulangerie à un nouveau sommet. Le grand art des boulangers grecs consista non seulement en la diversité des compositions de la pâte à pain mais surtout aux formes variées données aux pains (souvent appropriées à telle ou telle fête). Ils expérimentèrent avec le levain: ils le fabriquèrent soit à partir de millet et de moût lors des vendanges (cet amalgame une fois pétri pouvait être conservé pendant un an), soit à partir de son de blé et de moût vieux de trois jours. Le processus de fermentation pouvait être facilité par l'adjonction de soude et de jus de raisin à la pâte. Pour donner plus de goût ils incorporèrent de l'hydromel, des figues, des poires sauvages, des mûres, des coings, de la graine de lin, etc. et aromatisèrent la pâte avec du sésame, du lait, du pavot, de la crème, de l'anis et du miel; en plus du pain de blé et d'orge, ils faisaient du pain d'avoine, de millet, de lentilles et de gruau d'orge perlé. On rapporte plus de 70 variétés différentes. Artistes dans l'âme, les grecs donnèrent plusieurs formes à leurs pains: ronds, allongés, en couronne et même en formes décoratives - lyre, arc, animal, etc. Le pain de qualité était aussi bien importé qu'exporté.


À l'aube de sa grandeur, Rome n'était qu'un grand village désordonné. Certains Romains ne juraient que par la culture et le raffinement grec. Ils prirent donc à leur service des boulangers grecs. Ceux-ci leur apprirent les rudiments de cet art si prisé. Les Gaulois devinrent également de remarquables boulangers - initiés à la bière par les Grecs, ils avaient très bien compris l'intérêt de la levure de bière, cette mousse formée par la fermentation sur le dessus du liquide (phénomène déjà constaté par les Égyptiens). Cette levure faisait un pain très léger et gonflé que l'on trouvait, à juste titre, délicieux. On retrouve des boulangers de profession dès le deuxième siècle avant Jésus-Christ. Le boulanger, qui était également meunier, devint de plus en plus considéré. Reconnus comme étant d'habiles techniciens, les Romains mirent au point de nombreuses aides techniques qui facilitèrent le travail: des pétrins mécaniques, des moulins efficaces permettant d'obtenir une farine plus légère et des fours sophistiqués permettant de varier les recettes et de mieux contrôler le résultat. Vers 50 avant Jésus-Christ, on comptait environ 300 boulangeries à Rome. C'est à cette époque que les premières corporations virent le jour. Les travailleurs émigrés - Grecs et Gaulois- obtinrent la permission de former une association. Ce collège était assujetti à des règlements draconiens. C'était une organisation professionnelle, certes, mais pourvue d'un certain rôle initiatique et garantissant la valeur professionnelle et morale de ses membres. Outre le rituel religieux des assemblées, il y avait une gestuelle et des signes connus des seuls initiés, des marques et des mots de reconnaissance protégeant les secrets du métier. Une grande solidarité liait les membres du collège. Les boulangers avaient maintenant l'avantage de travailler à leur propre compte. Les fils suivaient généralement la trace de leur aîné, en prenant charge de la boulangerie familiale.

La décadence de l'empire Romain et l'avènement des royaumes germaniques aux cinquième et sixième siècles, modifièrent le visage de l'Europe. Au début du Moyen-Age, les villes étaient dépeuplées; beaucoup d'acquis techniques et donc de professions se perdirent. Le pain se contenta d'un rôle secondaire pendant un long moment. La tradition du pain s'est perpétuée beaucoup grâce aux abbayes; elles ont joué un rôle «d'aide au développement»- l'atelier de l'abbaye St-Gall aurait possédé un four énorme d'une capacité de 1000 pains.

C'est vers l'an 1000 avec la réapparition des grandes cités, que la profession reprend sa place. Les ghildes apparaissent dans les cités. Au onzième siècle, les boulangers, sur l'ordre de l'Empereur, devaient livrer chaque mois un échantillon de leur pain dont on contrôlait la composition et le poids. Si le boulanger recevait trois fois une note insuffisante, il était banni de la ville. Beaucoup de cités d'ailleurs ont promulgué des prescriptions sévères pour les boulangers. Ne devenait pas boulanger qui voulait. À Paris au treizième siècle, on devait obtenir une autorisation royale, fixée par décret. En 1278, on fixe même avec précision le nombre d'années d'apprentissage. On promulgua des lois de la boulangerie, on réglementa l'approvisionnement en grain et on construisit des entrepôts. En vertu des droits de la boulangerie, les abbayes reçurent l'autorisation de construire un fournil. Elles cédèrent ces droits à des boulangers qu'elles désignaient elles-mêmes et à qui elles demandaient de leur verser un certain pourcentage.

«Le métier de boulanger est, à mon avis, le seul parmi tous les métiers qui, depuis des siècles, n'a pas été soumis au changement». Cette observation a été faite en 1869 par Justus, baron von Liebig, qui contribua largement à une révolution dans le domaine de l'agriculture. Ce n'est que très peu de temps après que la boulangerie connût elle aussi un changement important. Le levain fut remplacé peu à peu par la levure qui fut, à l'origine, fournie par les brasseries. En 1890, le four à vapeur fit son apparition en Allemagne. Ce four à grand rendement changea le visage du fournil. Pour la première fois depuis des millénaires, le boulanger devait envisager d'abandonner ses habitudes séculaires. Un four plus efficace appela un changement dans le rythme de travail - tout en étant solidement ancré dans la tradition, le boulanger était également devenu un technicien. On passa peu à peu à une production de masse; le mot d'ordre était devenu efficacité. L'homme adapta la technologie à ses besoins - les accessoires rendirent le travail plus humain, les conditions plus faciles et l'environnement plus hygiénique. Il est évident que ces avancements eurent des conséquences heureuses, cependant, plus la technologie prit une place importante, plus le pain perdit de son intégrité; le pain quotidien devint trop souvent un aliment quelque peu «dénaturé». Il y a toujours eu, en un endroit ou un autre, quelques boulangers fiers de conserver cette longue tradition, heureux et satisfaits de fabriquer un pain digne de ce nom. Depuis environ une trentaine d'année, il y a, en Allemagne, en France, puis, plus récemment, aux États-Unis et au Canada, un regain d'intérêt envers la simplicité du métier. Certes le travail est plus exigeant physiquement, mais la satisfaction du boulanger et de ses clients est beaucoup plus grande. Il y aura toujours ceux qui considéreront le métier de boulanger comme une profession honorable.

Terminons avec une phrase du peintre Vlaminck: «Faire la chose qu'on aime, forger le fer, raboter le bois, labourer la terre, faire la chose qui vous intéresse avec plaisir, gagner sa vie de cette façon, ce n est pas travailler, c'est vivre. Travailler c'est attendre avec ennui et lassitude la fin de la journée, c'est voir mourir les heures sans regret en attendant la paye».






 
 



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